
Un prédicateur sulfureux invité chez les Frères Musulmans de Mulhouse
février 5, 2025
Des détenus pour faits de terrorisme sortent par dizaines chaque année
février 6, 2025
La Turquie, sous la direction de Recep Tayyip Erdogan, s’est affirmée depuis le printemps arabe (2011) et la crise ukrainienne (2014-2025) comme un acteur clé sur la scène internationale, notamment en soutenant les forces islamistes durant les révolutions arabes, en se posant en pays protecteur des « musulmans » persécutés et des Palestiniens « génocidés », à Gaza par les « sionistes », puis en tirant partie des conflits en Libye, en Syrie, en Ukraine et en Azerbaïdjan. Ces engagements ont permis à Ankara d’augmenter son influence géopolitique et de poursuivre ses ambitions régionales et globales, tantôt panislamistes néo-ottomanes, tantôt panturquistes, visions elles-mêmes liées aux agendas de politique intérieure dans le cadre du modèle erdoganien que nous avions baptisé « populisme national-islamiste ».
Devenu « maitre des horloges » depuis la guerre en Ukraine, le néo-Sultan turc joue un jeu opportuniste très audacieux : son pays a fourni des drones à Kiev et à soutenu les Tatars de Crimée face à la majorité russe, tout en aidant Moscou à contourner les sanctions occidentales ; bien que membre de l’OTAN, ce pays se rapproche de l’OCS et des BRICS + et a acheté des systèmes anti-missiles russe et menace un autre pays membre de l’Alliance, la Grèce, puis il envahit 37 % de Chypre, membre de l’UE, et a soutenu Daech en 2014 en Syrie et recycle depuis 2019 des jihadistes syriens ex-membres d’Al-Qaïda (al-Nosra/HTS). La Turquie est toujours candidate à l’intégration dans l’UE sans vouloir en remplir les critères, mais dénonce violemment l’Occident « islamophobe » et l’Europe « perverse » et « décadente ». Enfin, dans le cadre de son soft-power islamiste et de sa stratégie d’ingérence, Ankara et ses réseaux consulaires radicalisent les communautés turques et musulmanes des pays européens en les encourageant à ne pas s’intégrer à une civilisation « infidèle » hostile et méprisable à conquérir dans une logique revancharde et néo-impérialiste.
Erdogan maître des horloges, de la Syrie à l’Ukraine en passant par la Libye et le Caucase
Comme on l’a vu depuis décembre 2024, la Syrie est un terrain d’engagement majeur pour la Turquie, principalement à travers ses opérations militaires contre les Kurdes syriens (liés au PKK, considéré comme une organisation terroriste par Ankara), et de par son soutien aux groupes rebelles syriens sunnites. En soutenant les forces islamistes sunnites pro-turques de l’ANS (Armée Syrienne Libre), héritier de l’Armée syrienne Libre (ASL), et du HTS (Hayat Tahrir al Sham), héritier d’Al-Qaida en Syrie, alias Al-Nosra, qui ont pris le pouvoir à Damas le 8 décembre 2024, Ankara peut influencer la reconstruction post-conflit en Syrie et jouer un rôle clé dans les négociations sur l’avenir du pays. Rappelons qu’en décembre 2025, la chute du régime des Assad a été permise par la « trahison » (expression objective dénuée de jugement moral) d’Erdogan vis-à-vis des partenaires iranien, syrien et russe. En effet, bien que censée contenir et désarmer les jihadistes sunnites anti-Bachar concentrés dans le Nord-Ouest syrien depuis 2017 (en vertu les accords d’Astana conclus avec la Russie et l’Iran, et qui impliquaient l’acceptation par Ankara de laisser Bachar al-Assad au pouvoir en Syrie et de désarmer les jihadistes), Ankara a au contraire appuyé les groupes islamistes présents au sein de l’ANS puis du HTS. Le MIT (Milli İstihbarat Teşkilatı), les services secrets extérieurs turcs, qui avaient aidé Daech face aux Kurdes en 2014-2015, ont en effet aidé ces deux groupes à renverser Bachar al-Assad.
Le proxy syrien d’Ankara : l’ANS et ses mercenaires jihadistes
Depuis la chute du régime de Bachar al-Assad, les médias ont beaucoup parlé d’Ahmed al-Charaà, alias Abou Mohammed Al-Joulani, leader du Hay’at Tahrir Al-Cham. Soutenue par le Qatar, cette Organisation de libération du « Cham » a pour objectif l’instauration d’un État islamique géré par la Charià dans tout le Levant (Cham), sorte d’embryon d’un futur Califat régional. Mais l’on n’a presque pas évoqué le seconde coalition, Al-Jaych al-Watanī as-Suri, l’Armée Nationale Syrienne (ANS), pilotée par la Turquie du néo-Sultan Erdogan, fondée en décembre 2017 après l’opération militaire turque antikurdes « bouclier de l’Euphrate ». Son objectif vise à l’instauration d’un Protectorat turc dans tout le Nord du pays et l’élimination du Rojava, le Kurdistan Syrien, contrôlé par les Forces démocratiques syriennes (FDS), dont le noyau-dur sont les milices YPG kurdes. Bien plus que le HTS de Joulani, l’ANS est pilotée par l’armée d’Ankara et les services turcs du MIT, et elle a bénéficié, entre 2017 et 2023, de l’encadrement de la société militaire privée (SMP) turque SADAT, sorte de Wagner turque dont le projet est la création d’une Internationale islamiste au service de la Turquie néo-impériale. Cette SMP, créée dans les années 2000 par le général à la retraite islamiste Adnan Tanriverdi, et reprise depuis par son fils Melih, a recyclé nombre de jihadistes et milices rebelles turkmènes et arabes islamistes de Syrie depuis 2016. En fait, l’ANS et le HTS de Joulani sont des vieilles connaissances tant des services turcs du MIT que de la CIA dans le cadre d’une « covert Action » de l’agence américaine appelée Timber Saltymore), qui visait, depuis 2012, à faire tomber le régime baathiste d’Assad en collaboration avec des jihadistes, les Frères musulmans, le Qatar et les rebelles syriens sunnites et les forces pro-turques. Dans ce contexte, l’Armée syrienne libre (ASL), ancêtre de l’actuelle ANS, très liée à la fois à Ankara et à Washington, a bénéficié de programmes d’entraînement, de financement, et d’équipements importants des deux pays ainsi que de l’argent du Qatar et du Koweït, et, un temps de l’Arabie saoudite.
L’ANS (Al-Jaych al-Watanī as-Sūrī), fondée en 2017, composée de groupes rebelles révolutionnaires anti-Assad, de Frères musulmans combattants, de groupes pro-turcs issus de l’ALS (l’ex-Armée Libre Syrienne créée durant la révolution de 2011), et de groupes rebelles pro-Turcs issus de l’Armée du nord, d’Ahrar al-Sham, de Jaych al-Islam et autres organisations islamistes ou milices « ottomanistes » turkmènes syriennes, a fourni au MIT et à la SMP SADAT nombre de mercenaires recyclés dans plusieurs régions du Globe. L’ANS a en effet servi de forces d’appoint aux trois opérations militaires turques en Syrie (2017, 2018, 2019) contre les FDS/YPG Kurdes. Des membres des brigades islamistes pro-turques de l’ALS/ANS (légions Hamza, Sultan Mourad, Sultan Suleyman et Muntasir Billah, etc.), entraînés par SADAT entre 2012 et 2019, ont reçu des uniformes turcs et ont été transférés à Idlib, le fief des jihadistes syriens d’Al-Qaïda et de Daech sous « responsabilité turque » et dont Joulani et le HTS sont devenus les maîtres. Les factions jihadistes ensuite utilisées en Syrie comme en Libye par SADAT et liées à l’ASL/ANS sont notamment: les Brigades Suqur al-Sham, les Divisions Hamza, Sultan Murad, Mu’tasim, Faylaq al-Sham, Ahrar al-Sham, Ahrar al-Sharqiya, ou encore Suleyman-Shah. Toutes ont été impliquées dans de graves violations des droits de l’homme et des crimes contre l’Humanité en Syrie, y compris trafic d’enfants et enrôlement d’enfants-soldats. Dans le Nord-Est syrien, Ankara a abrité un nombre tellement impressionnant de camps d’entraînement jihadistes et d’ONG islamistes qui les financent que certains observateurs ont affirmé que la Turquie d’Erdogan est devenue un sanctuaire majeur pour toutes sortes de groupes islamistes radicaux sunnites : le Hamas palestinien, qui est officiellement accueilli en Turquie, mais aussi Al-Qaida et l’État islamique, qui ont pu utiliser le territoire turc pour s’entraîner, recruter puis lever des fonds et aides logistiques. Selon l’opposition turque, en 2015, près de 50 000 jihadistes auraient été envoyés en Turquie pour y être entraînés dans le cadre d’un envoi de jihadistes libyens vers la Syrie dans un premier temps et maintenant en sens inverse. ONG d’ALLAH au service d’Erdogan et des Jihad syrien et libyen. Par ailleurs, plusieurs ONG islamistes-turques comme la très erdoganienne « İmkan-Der », basée à Istanbul, ou encore l’IHH (İnsan Hak ve Hürriyetleri ve İnsani Yardım Vakfı), ont été impliquées dans le soutien au Hamas à Gaza ou encore au Front al-Nosra et à Ahrar ash-Sham et Jaysh al-Islam en Syrie.
En octobre 2019, après sa fusion avec le Front National de Libération, l’ANS revendiquait 80 000 combattants, ce qui signifie qu’elle a plus de forces guerrière que le HTS, mais ce dernier a l’argent du Qatar. La réalité est probablement 50 000 hommes, mais cela signifie que si Ankara diverge à un moment donné avec le HTS de Joulani et donc avec les objectifs du Qatar – qui appuie des groupes salafistes et fréristes, moins exclusivement focalisés contre les Kurdes et dont le leadership va susciter des réactions, cette seconde coalition (ANS), qui a participé à la chute du régime d’Assad et à qui Joulani demande de se soumettre en se fondant dans une armée post-Bachar, un conflit est inévitable entre l’ANS et HTS. Les divergences existent non seulement sur la question kurde, priorité d’Erdogan, mais aussi sur la gouvernance nationale, la future constitution etc. Quant aux Kurdes, l’un de leur représentants en Europe, avec qui nous avons participé à un colloque à Rome le 17 décembre 2024, Yilmaz Orkan, expliquait ainsi les enjeux pour les Kurdes : si des garanties d’autonomie ne sont pas concédées au Kurdes, si l’Occident nous abandonne, si les Etats-Unis ne freinent pas les velléités impériales d’Erdogan qui veut coloniser la Syrie, attaquer le Kurdistan et le priver d’accès aux frères kurdes de Turquie par une bande territoriale annexée dans le Nord du pays, alors ce sera un drame pour les Kurdes. Nous avons besoin des armes occidentales pour notre survie ».
Les agents pro-turques de Joulani et de l’ex-Al-Qaïda en Syrie (Nosra/HTS)
Outre les groupes sunnites-islamistes composant l’ANS, nombre des dirigeants historiques et actuels responsables de HTS et du gouvernement de Damas ont entretenu des liens privilégiés avec les services turcs du MIT depuis la révolution arabe. Premièrement, le nouvel homme fort de Damas, Al-Joulani/Ahmad al-Charaà, ancien fondateur de DAECH en Syrie et de Al-Nosra (Al-Qaïda en Syrie, noyau-dur de HTS), est en lien souvent indirect (via le Qatar), est en contact direct avec la Turquie depuis qu’il a quitté DAECH et surtout depuis 2019. Ainsi, dans une interview à France 24, diffusée fin décembre, le ministre des affaires étrangères turc, Hakan Fidan, a soufflé que lorsqu’il était à la tête des services de renseignement turcs, il avait noué des contacts étroits avec Al Joulani : «HTS coopère avec nous depuis des années pour recueillir des renseignements sur Daech et les organisations liées à Al Qaida. (…) Il avait été d’une grande aide». De son côté, Ahmad Al Sharaà a déclaré au quotidien progouvernemental turc Yeni Safak, que son gouvernement entretiendra une «relation stratégique» avec Ankara, rapporte l’AFP. Ensuite son « Premier Ministre », ex-compagnon de jihadisme, Muhammad al-Bashir, est en lien constant avec Ankara qui a appuyé l’ascension de HTS. Plus direct encore et ancien est le lien entretenu par le nouveau ministre des Affaires étrangères Asaad Hassan al-Shaibani (nom de guerre « Zeid Attar »), co-fondateur du gouvernement syrien du salut (GSS) en 2017, à Idlib aux côtés de Joulani, fait la liaison avec les pays financiers sunnites du Golfe, dont le Qatar, puis le MIT turc et la CIA, qui aidé indirectement le HTS depuis sa création dans l’optique de renverser le régime de Bachar al-Assad, depuis plus d’une décennie. Idem pour l’actuel Directeur du Service général du Renseignement syrien (Al-Mukhabarat al-Amma), Anas Khattab, alias Abu Ahmad Hudood, lui aussi vétéran du jihad. Cet ex-chef du service de sécurité d´HTS à Idlib, est un collaborateur des services secrets turcs de longue date, ainsi que de la CIA, qui ont longtemps poursuivi en Syrie le même objectif global majeur de faire tomber Bachar-Al-Assad et de prendre la Syrie aux Russes et aux Iraniens. Khattab fit d’ailleurs infiltrer Hurras ad-Din, une branche récente d’Al-Qaïda en Syrie, ce qui permit des assassinats ciblés de ses membres entre 2019 et 2024. Bien qu’ayant été inscrit comme terroriste par les Etats-Unis, qui ont même tenté de l’éliminer en 2014, dans la région de Deir Ezzor, ancien bastion d’al-Nosra, ses tractations avec la CIA mais aussi avec la MIT qui a plaidé pour lui auprès des Etats-Unis, l’ont ensuite épargné et lui ont permis d’être réhabilité, comme Joulani et son équipe qui a troqué les treillis jihadistes pour les costumes cravates.
Les connexions jihadistes d’Ankara : de l’Europe à l’Inde en passant par les pays arabes
Récemment, la préoccupation des Russes, des Occidentaux et de la plupart des pays arabes concernant les liens entre la Turquie d’Erdogan, ses milices et ONG islamistes et les jihadistes a été ouvertement partagée par les services indiens qui ont étudient de près les points de contacts et collaborations possibles entre la Turquie d’Erdogan et l’État islamique ou Al-Qaïda. D’après New Delhi, Ankara aurait parrainé ces dernières années des affiliés indo-pakistanais de l’EI en Syrie grâce aux énormes fonds alloués par le gouvernement d’Ankara aux services de renseignement turcs pour radicaliser les musulmans du sous-continent indien avec l’aide de prédicateurs recrutés au sein de la sphère jihadiste internationale et islamiste turcophone, présente et active de l’Asie centrale à l’Afrique. Selon le site Internet indien Zeenews, les responsables de la sécurité indiens «Erdogan aurait utilisé les institutions religieuses et le jihadisme pour promouvoir son programme de reconquête de la direction de la Oumma musulmane. L’institution religieuse turque Diyanet a déjà fait une présence substantielle en Inde grâce à ses activités, et maintenant Erdogan a l’intention d’exploiter les terroristes d’ISIS pour déstabiliser l’Inde ». Les liens entre le régime d’Erdoğan et l’État islamique sont aujourd’hui abondamment documentés. D’après les services de renseignement israéliens, SADAT et d’autres structures paramilitaires turques liées à des organisations jihadistes salafistes auraient ouvert des sites et camps d’entraînement en dehors de la Syrie, de la Turquie et de la Libye, notamment en Somalie, au Soudan, puis en Mauritanie et au Qatar (pays très liés aux Frères musulmans), où la Turquie a établi des centres de formation militaire et formé des partenariats de coopération avec les gouvernements des pays hôtes. Une vidéo de Qatari Leaks identifie par exemple la ville portuaire soudanaise de Suakin comme un autre site potentiel d’implication de la compagnie SADAT. Pour conclure, Adnan Tanrıverdi est aujourd’hui considéré comme l’un des hommes les plus puissants de Turquie après Erdogan. Il aurait plus d’influence sur la structure de commandement militaire que l’actuel chef d’état-major général lui-même. SADAT tirerait aussi sa puissance de la commercialisation d’armes produites par la florissante industrie de la défense turque, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique.
De Gaza à Damas, les ONG d’Allah turques pro-jihadistes
Concernant l’ONG humanitaire turque islamiste IHH, association liée aux Frères musulmans internationaux et au Milli Görüs turc, elle est fondée en 1992 à Istanbul en 1995 et est active en Turquie, à Gaza, dans d’autres pays arabes et même en Afrique et en Asie centrale, dans le Caucase et en Bosnie. À l’origine, elle avait pour but de « porter secours » aux Bosniaques lors des guerres balkaniques et fut à la même période très active auprès de la rébellion national-islamiste tchétchène. Dans les territoires palestiniens, elle dispose d’un siège très actif à Gaza, et elle fit énormément parler d’elle notamment après l’opération « Plomb durci » (Tsahal) en 2008 et surtout en 2010, lors de l’affaire de la « flottille de Gaza » (Navi Marmara). Un rapport de l’analyste américain Evan Kohlman, intitulé : The Role of Islamic Charities in International Terrorist Recruitment and Financing, et publié en 2006, puis reproduit par l’Institut danois d’études internationales (DIIS), détaille les liens de l’IHH avec des groupes islamo-terroristes comme le Hamas. Selon le Telegraph du 13 août 2019, Ankara aurait même donné la citoyenneté turque à des agents supérieurs d’une cellule terroriste du Hamas. Un rapport du juge anti-terroriste Jean Louis Bruguière écrit dans le cadre de l’enquête internationale sur le 11 septembre 2001 mentionne qu’une étude des appels téléphoniques de l’association à Istanbul a démontré les contacts entre l’IHH et une guesthouse d’Al Qaida en Italie ainsi que son impliqué dans la préparation d’un attentat (manqué) contre l’aéroport international de Los Angeles. Quant à l’autre « ONG d’Allah » turque précitée, İmkan-Der, basée à Istanbul, et dirigée par Murat Özer, maintes études plus récentes mentionnent son engagement actif « caritativo-financier » aux côtés du Front al-Nusra, d’Ahrar ash-Sham et de Jaysh al-Islam, groupes combattants jihadistes très actifs en Syrie. Murat Özer a été notamment accusé d’assurer directement le soutien logistique des Brigades Sultan Murad (appuyées par la Turquie) qui combattent les forces d’Assad dans le nord de la Syrie. Depuis sa succursale de Gaziantep, à la frontière syro-turque, elle gère les lignes logistiques vers le front jihadiste syrien. L’ONG a même installé un hôpital dans la même ville pour soigner les jihadistes blessés puis un autre hôpital de fortune près de de la frontière. Déjà, en septembre 2013, la Russie, inquiète du soutien turc évident à nombre de groupes jihadistes syriens, avait demandé à l’ONU d’inscrire İmkan-Der sur la liste du Comité des sanctions du CSNU 1267/1989 comme « allié d’al-Qaïda », ce qui a été démontré par maints rapports, mais la motion a été rejetée et bloquée aux Nations Unies par les États-Unis puis contrée par l’Azerbaïdjan, allié majeur d’Ankara. Fervent partisan d’Erdoğan, İmkan-Der a continué à agir tranquillement, en coopération avec SADAT, et elle parvint même à obtenir la libération de nombreux jihadistes détenus dans des prisons turques grâce à ses liens privilégiés avec le pouvoir AKP et la présidence turque.
Jihadistes et mercenaires islamistes syriens et turkmènes utilisés par Ankara en Libye
Depuis le printemps arabe et le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011, la Turquie s’est impliquée militairement et diplomatiquement dans le conflit libyen en soutenant le gouvernement d’unité nationale (GNA) proche des Frères musulmans de Fayez al-Sarraj, soutenu également par le Qatar, et a contre l’Armée nationale libyenne (LNA) du général Khalifa Haftar, soutenue par l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, la Russie, et même un temps la France. Ankara a fourni une aide militaire substantielle (armes, conseillers militaires, mercenaires) à Tripoli, où se trouve un gouvernement reconnu par l’ONU, l’UE, les pays anglo-saxons, etc), mais qui est lié à un Parlement désuet, tandis que le pouvoir rival de l’Est, sous le contrôle d’Haftar, est légitimé par le dernier parlement élu, situé à Tobrouk. En 2019, la Turquie irrédentiste d’Erdogan, qui a beaucoup joué sur les minorités d’origine turque de Libye de l’Ouest, a signé un accord avec le GNA pour une coopération militaire qui a permis à Ankara d’établir une présence militaire en Libye, notamment une base aérienne à al-Watiya. En 2019, la Turquie a même signé un accord maritime controversé avec le GNA pour redéfinir contre les délimitations en vigueur et les intérêts de Chypre et de la Grèce, les zones économiques exclusives (ZEE) des pays de la Méditerranée orientale, ce qui a renforcé sa position sur les ressources énergétiques dans cette mer où l’on a découvert de très importantes réserves de gaz naturel offshore. Par ailleurs, Ankara protège et a accordé un droit de séjour permanent en Turquie au « gouverneur militaire » de Tripoli, l’ex-chef du Groupe islamique combattant libyen (al-Qaida), Abdelhakim Belhaj, qui, devenu respectable depuis la révolution libyenne de 2011 et le renversement de Kadhafi, comme Joulani en Syrie depuis la chute de Bachar al-Assad, a acquis grâce au trafic de migrants une fortune évaluée à 2 milliards de dollars… Abdelhakim Belhadj, qui a été le premier gouverneur militaire islamiste de Tripoli, mais qui n’a pas réussi à s’y faire élire, a notamment mené l’opération militaire Fajr Libyia qui a chassé en 2014 le Parlement élu vers Tobrouk, avec l’aide de la Turquie, qui a violé l’embargo sur les armes depuis 2011 en aidant nombre de milices islamistes libyennes. Cette aide turque n’a jamais cessé depuis : en 2019, lorsque des navires affrétés par la Turquie avaient déchargé des cargaisons d’armes à destination des milices libyennes dans le port de Misrata (blindés, canons, missiles, etc), la France avait vivement protesté. Le navire Medkon Sinop arrivé jusqu’aux eaux territoriales libyennes avait été escorté par deux frégates de la marine turque, la Göksu, immatriculée F497 et la Gökova, immatriculée F496. Leur rôle était d’empêcher les contrôles onusiens sur les éventuels vils des résolutions des Nations Unies sur la Libye. On sait depuis que les armes turques ont été données en partie aux milices libyennes pro-Tripoli et en partie aux djihadistes syriens envoyés en Libye via la Turquie.
Entre 2020 et 2021, près de 7000 combattants avaient été exfiltrés en Libye depuis le nord de la Syrie pour combattre les troupes du maréchal Haftar sous la supervision d’instructeurs des forces spéciales turques et des mercenaires de la SMP turque SADAT. Dans un rapport d’août 2020 publié par le Commandement Afrique du Pentagone, le groupe SADAT a été notamment accusé d’avoir « supervisé » en Libye 5000 mercenaires-jihadistes venus de Syrie, dont d’anciens membres de l’État islamique et d’Al-Qaïda déguisés en anciens membres de « l’Armée Syrienne Libre » (ASL), accusés de crimes de « crimes de guerre » commis par les mercenaires-jihadistes acheminés en Libye depuis le théâtre syrien. Le 10 juin 2020, un autre rapport, publié par les membres du « Groupe de travail des Nations unies sur la violation de l’embargo et les crimes de guerre et violations des droits de l’Homme en Libye par la Turquie et ses proxys jihadistes, dirigé par le « chef-rapporteur » nigérian Chris Kwaja et dont les conclusions avaient diligenté une enquête de l’ONU, accusait la Turquie, la société SADAT, Adnan Tanriverdi et le gouvernement de Tripoli de complicités de « crimes contre l’Humanité » en Syrie et en Libye. Le rapport d’enquête déplorait la violation de l’embargo sur les armes en Libye, consacré par les deux « memoranda of understanding » turco-libyens signés le 27 novembre 2019 entre Tripoli et Ankara.
De Syrie en Azerbaïdjan-Haut-Karabakh
Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan autour du Haut-Karabakh a été un autre théâtre où la Turquie a renforcé son influence, également au détriment des Russes, en soutenant fermement l’Azerbaïdjan chiite et turcophone face aux Arméniens chrétiens du Haut-Karabakh. Depuis 2020, le néo-Sultan Erdogan, allié aux Panturquistes d’extrême-droite du MHP au Parlement turc (« Loups gris »), adeptes de la suprématie de la race turcique et de l’union des peuples turcs contre les Kurdes et les Arméniens notamment, a décidé de s’engager pleinement dans le Caucase en soutenant l’Azerbaïdjan contre les Arméniens du Haut Karabakh. Comme ailleurs, le régime « national-islamiste » erdoganien justifie son néo-colonialisme belliciste par la défense des “minorités turkmènes”, ou autres islamistes “ex-ottomans opprimés”. Erdogan fait ainsi d’une pierre deux coups : non seulement il consolide son alliance électorale vitale avec ses alliés arménophobes et kurdophobes du MHP, et il se présente en “protecteur des Frères turcs azéris opprimés par les Arméniens”. Présence accrue d’instructeurs turcs chargés de former les militaires de Bakou ; livraison de matériel sophistiqué ; appui logistique ; envoi de mercenaires islamistes internationaux déjà utilisés comme proxys de la Turquie en Syrie et en Libye, une partie de l’aide aux Azéris passe par l’agence de mercenaires pro Erdogan SADAT, précitée, qui les exfiltre depuis Tal Abyad et Kobané, dans le Nord syrien, via la Turquie, ou même directement depuis le front libyen, où ils ont été envoyés soutenir le Gouvernement pro-Frères-musulmans et pro-Turcs de Tripoli et ses milices islamistes alliées de Misrata. Ainsi, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), nombre de mercenaires turcophones syriens partis se battre en Libye et en Azerbaïdjan sont passés par Afrine (Syrie du nord-est), une zone d’action turque privilégiée qui a été purifiée entre 2017 et 2020 de ses minorités kurdes (et même arméniennes) lors d’interventions de l’armée d’Ankara, avant d’être envoyés en Azerbaïdjan moyennant des salaires oscillant entre 1500 et 2000 dollars. La terrible crise économique en Syrie et la dévaluation de la livre syrienne a poussé ainsi nombre de mercenaires islamistes sunnites syriens anti-Assad à mettre de côté leur haines des chiites pour aller combattre des « Chrétiens » dans le Nagorny-Karabakh sachant dans leurs milices d’opposition en Syrie ils n’étaient souvent payés que 50 $ par mois, ce dont ont témoigné d’anciens combattants de l’Armée Syrienne Libre. De plus, on sait que dans le Nord de la Syrie, les minorités turcophones musulmanes sunnites fanatisées par la double propagande islamiste et turque n’ont jamais accepté de cohabiter avec les minorités chrétiennes arméniennes, vus comme des ennemis héréditaires et des “amis des Kurdes” et de l’Occident. Des rapports ont d’ailleurs démontré que les mercenaires syriens envoyés par Ankara combattre les Arméniens dans le Haut Karabakh sont principalement issus des légions turkmènes islamistes (Sultan Mourad, Suleyman shah, etc) qui ont commis des crimes contre l’Humanité à Afrin et Tel Abyad (nord de la Syrie), occupées par la Turquie et vidées de leurs populations et forces d’auto-défense kurdes. D’après un rapport de l’ONU consacré à la violation de l’embargo sur les armes en Libye et la violation des droits de l’Homme, ces mercenaires islamistes pro-turcs de Syrie se seraient livrés à des pillages systématiques, à des extorsions, enlèvements contre rançon, tortures et même à des trafics d’êtres humains, et utilisation massive d’enfants-soldats. Outre SADAT, l’armée turque elle-même et les services secrets turcs (MIT) ont fourni un soutien logistique et militaire direct – y compris des drones Bayraktar – à l’Azerbaïdjan durant les guerres de 2020 et 2023, ce qui a joué un rôle décisif dans la victoire azerbaïdjanaise. Depuis la défaite arménienne de 2023, et la purification ethnique qui a suivi avec le départ forcé définitif de 120 000 Arméniens de leur terre millénaire, ceci dans l’indifférence générale de l’Occident, a renforcé les liens stratégiques entre les deux pays turcophones qui partagent des liens ethniques, idéologiques, géopolitiques et culturels très forts et qui estiment ainsi être en train de réaliser le rêve des panturquistes consistant à faire la jonction territoriale entre la Turquie à l’Ouest et les « frères » Azéris à l’Ouest. La Turquie a renforcé de la sorte sa position dans le Caucase, un territoire stratégique entre l’Europe et l’Asie.
La Turquie à l’assaut des réserves de gaz et de pétrole de Méditerranée orientale
Derrière chaque intervention turque auprès des islamistes libyens, syriens, palestiniens ou des panturquistes azéris, on retrouve souvent de forts intérêts énergétiques et géostratégiques. Les énormes réserves de gaz off-shore découvertes et prouvées dans les années 1990-2000 en Méditerranée orientale (Chypre, mer Égée, Égypte, Palestine-Gaza, Israël, Liban, Syrie), évaluées à 50 milliards de mètres cubes, ont constitué dès le début un enjeu vital pour Ankara, d’où le contentieux croissant avec les États riverains partageant ces eaux. Les deux pays les plus directement visés par les appétits géoénergétiques turcs sont la Grèce et Chypre. Anticipant les revendications d’Ankara, la république de Chypre – dont 37 % du nord est occupé illégalement depuis 1974 par l’armée turque – avait certes délimité sa frontière maritime avec l’Égypte dès 2004, avec le Liban en 2007, avec Israël en 2010, et elle signa plusieurs accords avec des sociétés pétrolières internationales comme l’italienne ENI, la française Total, les américaines Noble Energy ou ExxonMobil et la britannique BP. Mais le problème n’a pas pu être résolu sur la base des accords internationaux et les principes du droit de la mer : la Turquie ne reconnaît pas la convention de Montego Bay sur le droit de la mer, pourtant reconnue par tous les pays de l’UE, car elle accorderait, selon Ankara, beaucoup trop peu de souveraineté sur les eaux et îles avoisinantes à la Turquie. Le gouvernement turc prétend ainsi avoir été injustement « exclu » des marchés des forages qui impliquent Israël, où les champs gaziers Léviathan et Tamar ont été découverts. Il conteste de ce fait toutes les frontières maritimes et délimitations entre Chypre, la Grèce et les pays arabes ou Israël, et il affirme que ni la république de Chypre (non reconnue par Ankara), ni les îles grecques de Crète et de mer Égée n’auraient droit à des ZEE larges comme celles définies jusqu’alors. Comme le pouvoir révisionniste de Pékin en mer de Chine méridionale, Ankara conteste donc les frontières établies et revendique un redécoupage des ZEE, de gré ou de force… La narration turque permet de légitimer ses forages illégaux et ses actions visant à empêcher, manu militari, les forages légalement entrepris par les pays riverains… Ainsi, depuis 2018, la Turquie a menacé militairement à plusieurs reprises la République de Chypre pour protester contre les licences d’exploration de gaz accordées au pétrolier français Total, à un consortium franco-russe, puis italien (ENI) et sud-coréen (Kogas).
Rappelons qu’Ankara n’a jamais mis fin à la politique de colonisation et d’occupation par l’armée turque, qui y maintient une « République turque du Nord de Chypre » non reconnue par les Nations unies et la communauté internationale – à part l’Azerbaïdjan. Or les 37 % du nord de Chypre occupés et colonisés par la Turquie font pourtant juridiquement partie intégrante de l’Union européenne… La Turquie refuse d’ailleurs toujours, en violation du droit européen et international, toute reconnaissance, même indirecte, du gouvernement légal de Chypre. L’occupation de Chypre est condamnée depuis 1974 par les Nations unies, qui exigent le retrait des troupes turques, et qu’Ankara n’y a aucun droit. Malgré cela, la Turquie d’Erdogan voudrait être admise dans l’UE sans reconnaître l’un de ses membres (Chypre). Pour la Turquie, les accords d’exploitations légaux signés par Chypre avec ses voisins ne « représenteraient » que la partie non turque de Chypre, une accusation rejetée par Nicosie qui déplore que la présence turque dans le Nord est le fruit d’une invasion (opération Attila, 1974, voir carte n° 12) et d’une occupation illégale.
Comme nous l’avons vu, la Turquie menace également la Grèce, contestée dans ses frontières maritimes: Ankara remet en question le traité de Lausanne, fondateur de la Turquie post-ottomane, qui accordait à la Grèce 43 % des espaces marins en mer Égée. Ankara menace d’envahir des îles grecques si un nouveau partage des eaux territoriales à son avantage n’est pas mis en œuvre. Cette revendication remet dangereusement en cause le droit de la mer et les frontières internationalement reconnues entre la Turquie et ses voisins. Athènes dénonce également l’accord turco-libyen controversé, signé en 2019, relatif au partage des espaces maritimes entre Ankara et le gouvernement de Tripoli et qui vise à accroître la souveraineté maritime de la Turquie en Méditerranée dans une large zone située entre la Crète et Chypre qui regorge de gaz et où Ankara a effectué des forages exploratoires. Ces forages illégaux ont été dénoncés par l’UE, qui a menacé en vain Ankara de sanctions. C’est ainsi que, le 21 juillet 2020, la marine turque a dépêché dix-huit navires de guerre dans les eaux territoriales grecques chargés « d’escorter » un pavillon de recherche d’hydrocarbures sous-marin prospectant illégalement les réserves de gaz autour de l’île grecque de Kastellorizo.
A Chypre comme en Syrie, en Irak, en Libye ou en Azerbaïdjan, Ankara légitime toujours son irrédentisme derrière la « défense des musulmans » ou des « minorités turques persécutées ». L’irrédentisme turc-néo-ottoman s’exerce sur ces mêmes représentations dans les Balkans (Kosovo, Bosnie, Albanie) et les pays arabes du Proche-Orient, jadis dominés par l’empire ottoman. Erdogan rappelle souvent qu’Alep et Mossoul faisaient jadis partie de la « nation turque-ottomane » ; qu’Ankara aurait un « droit de contrôle » politique et territorial sur le destin des Turkmènes syriens et irakiens (turcophones) et en général des Arabes sunnites qui y vivent et qui y seraient « menacés » par l’Iran, les dictateurs laïques comme Assad ou le fondamentalisme chiite. De la même manière, l’activisme néo-ottoman d’Ankara est visible à Gaza, dans le reste des territoires de l’Autorité palestinienne et en Libye, où la Turquie soutient les forces islamistes face aux laïques et à l’influence de l’Égypte du maréchal Al Sissi.
Les relations avec la Russie, double jeu turc ou accord sur les désaccords ?
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, la Turquie a joué un rôle ambigu mais stratégique dans la zone : elle a refusé de rejoindre les sanctions contre la Russie, tout en fournissant des drones Bayraktar à l’Ukraine et en soutenant l’intégrité territoriale de Kiev. En tant que membre de l’OTAN mais avec de bonnes relations avec la Russie, la Turquie s’est positionnée comme un médiateur dans le conflit, facilitant des négociations, notamment pour l’accord sur l’exportation de céréales ukrainiennes via la mer Noire. Le soutien militaire à l’Ukraine a renforcé la position de la Turquie au sein de l’OTAN et son rôle comme acteur clé de la sécurité en Europe de l’Est, augmentant ainsi son pouvoir de nuisance et son impunité vis-à-vis des pays alliés de l’Otan qui ne peuvent ni l’expulser de l’Alliance ni la punir avec des sanctions massives pour les invasions partielles de la Syrie, les attaques contre le territoire irakien et l’invasion de 37 % de Chypre renforcée par une colonisation de peuplement condamnée, comme l’invasion de 1974, par l’ONU, l’UE, l’OSCE et le Conseil de l’Europe. Alors que la Russie est un acteur majeur de plusieurs de ces conflits, la Turquie a réussi à naviguer une politique opportuniste mais fort habile et efficace, en parvenant à maintenir de bonnes relations avec Moscou tout en poursuivant ses propres intérêts opposés. La Turquie d’Erdogan a su équilibrer ses intérêts au sein de l’OTAN et ses relations avec la Russie, deux alliés souvent rivaux dans ces régions.
Élément crucial, Erdogan a maintenu la coopération énergétique et alimentaire de son pays avec la Russie dans le domaine du gaz naturel, tout en renforçant ses relations avec d’autres fournisseurs. On se souvient du rôle joué par Ankara depuis 2022, avec l’aval des États-Unis et des Nations Unies, dans l’élaboration de l’accord russo-ukrainien durant l’été 2022 sous l’égide de l’ONU et surtout grâce aux bons offices de la Turquie 35 sur les céréales et le transit des navires (tant russes qu’ukrainiens) du Sud du pays vers la Mer noire et les Détroits turcs en vue des exportations vers le monde. Il est clair qu’au-delà du moralisme de façade, pour les États-Unis, cet accord sur les exportations de blé à travers le couloir en Odessa-Mer Noire, renouvelé annuellement depuis dans le cadre de tractations complexes facilitées par le « maître des horloges » Erdogan, consistait en fin de compte à défendre les intérêts d’entreprises américaines comme Vanguard, Blackstone et Blackrock (et filiales), très implantées en Ukraine, puisqu’elles auraient acheté 40 % des terres arables céréalières depuis 2021 et les lois ukrainiennes de libéralisation des achats de terres nationales jadis illégaux.
Dans un contexte de rivalités croissantes entre l’Europe et la Russie, la coopération énergétique entre Moscou et Ankara joue un rôle stratégique important. Le gazoduc Turk Stream est l’un des projets les plus stratégiques qui fait converger les intérêts russes et turcs. Il est conçu pour transporter du gaz naturel de la Russie vers la Turquie via la mer Noire, contournant ainsi les pays d’Europe de l’Est et les pipelines terrestres traditionnels qui passent par l’Ukraine, une route devenue problématique après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et les tensions qui ont suivi. Ce gazoduc vise à transporter jusqu’à 31,5 milliards de mètres cubes de gaz par an. Il est composé de deux pipelines : un destiné à la Turquie (15,75 milliards de mètres cubes par an), et l’autre à l’Europe du Sud-Est, via la Bulgarie, la Serbie et la Hongrie, notamment, en contournant de ce fait une partie des routes classiques de l’Ukraine et des Balkans. Turk Stream renforce la position stratégique de la Turquie en tant que transit de gaz naturel pour l’Europe, tout en réduisant la dépendance de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine pour l’acheminement du gaz vers l’Europe, sachant que la Russie a pour objectif géoénergétique, depuis le retournement pro-occidental de l’Ukraine (2005, puis 2024) de limiter l’importance du transit du gaz via l’Ukraine, un facteur d’instabilité géopolitique pour Moscou.
Moins connu en Europe est le gazoduc Power of Siberia 2, projet encore en développement, mais qui pourrait devenir l’une des artères les plus stratégiques pour la coopération énergétique entre la Russie et la Turquie. Il vise à relier directement la Russie à la Chine, à l’Ouest, via la Sibérie russe, puis à la Turquie, à l’Ouest, via le Kazakhstan (pays turcophone) et la mer Caspienne, pour acheminer du gaz naturel russe vers la Turquie et l’Europe en contournant la route ukrainienne. Ce gazoduc a également été une alternative à South Stream, un tracé initialement prévu pour traverser la mer Noire vers l’Europe, mais abandonné en raison du refus stratégique des Etats-Unis hostile à tout trajet rentable capable de remplacer l’Ukraine comme pays de transit du gaz russe vers l’Europe. La Turquie pourrait jouer un rôle crucial dans la distribution du gaz via Power of Siberia, consolidant ainsi sa position de plaque tournante énergétique entre l’Asie, la Russie, et l’Europe.
Le tracé Blue Stream, bien qu’ayant été lancé avant la crise ukrainienne, reste un projet clé dans les relations énergétiques russo-turques. Ce gazoduc, qui transporte du gaz naturel de la Russie vers la Turquie en passant sous la mer Noire, a une capacité de transport de 16 milliards de mètres cubes par an et est principalement destiné à couvrir la demande intérieure de la Turquie. Blue Stream joue un rôle stratégique pour la Russie en garantissant un approvisionnement direct en gaz pour la Turquie, qui voit sa propre dépendance diminuer vis-à-vis des pays de l’UE pour son approvisionnement en gaz, tet qui renforce au contraire sa situation avantageuse de point de transit incontournable entre l’Asie et l’Europe. Il en va de même au Proche-Orient, Israël-Gaza et Syrie, où Ankara partage avec le Qatar des objectifs gaziers pour faire acheminer du Gaz qatari vers la Turquie et l’UE via la Syrie, et où le pays d’Erdogan bloque depuis des années le projet vital pour l’Europe appelé East Med, qui viserait à acheminer via la Méditerranée du gaz israélien vers l’Europe du Sud via des ZEE contestées par Ankara…
Quant à l’oléoduc « Trans Anatolian Pipeline » ou « TANAP », ce projet est crucial pour les relations énergétiques entre la Turquie et la Russie, bien qu’il soit initialement conçu pour transporter du gaz azéri (provenant du champ gazier de Shah Deniz en Azerbaïdjan). TANAP, avec une capacité initiale de 16 milliards de mètres cubes par an, a été conçu pour acheminer du gaz naturel via la Turquie jusqu’à l’Europe, notamment via le pipeline TAP (Trans Adriatic Pipeline). Bien que principalement axé sur le gaz azéri, il permet d’envisager des ajouts de gaz russe à travers des accords avec la Turquie. Le TANAP permet à l’Europe de réduire la dépendance au gaz russe, même s’il permet en même temps à la Russie de maintenir une présence indirecte sur le marché énergétique européen. La Turquie y voit une autre opportunité pour devenir le principal point de transit de gaz entre l’Eurasie et l’UE. Bref, dans tous ces cas de figure, la Turquie, qui profite, comme l’Azerbaïdjan des conflits russo-occidentaux, est de plus en plus capable, par son pouvoir de nuisance et de blocage (East Med) ou sa position de transit alternatif (Turkish Stream) d’agir comme une route incontournable de transit des hydrocarbures d’Orient vers l’Occident.
Pour une cohérence de la politique européenne
Le but de ces lignes n’est pas de condamner moralement la Turquie et ses appétits hégémoniques, mais simplement de souligner l’incompatibilité de nature et de jure entre le projet européen et celui de la Turquie d’Erdogan, néo-expansionniste, irrédentiste, à la fois ultra-nationaliste, panturquiste, panislamiste, hostiles à la civilisation occidentale conspuée, alliés de plusieurs mouvances terroristes, et hostiles aux minorités chrétiennes, kurdes, arméniennes et aux forces laïques dans les pays arabo-musulmans. On ne peut reprocher la Turquie de servir efficacement ses intérêts géopolitiques néo-ottomanistes, mais les Européens sont incohérents en refusant de mettre fin au processus d’adhésion avec Ankara en vue de l’adhésion à l’UE et en continuant de traiter ce pays comme un partenaire « occidental » alors que, dans sa volonté de se poser en leader du monde sunnite et dans son revanchisme post-kémaliste, il est fondamentalement opposé aux valeurs et aux intérêts de plusieurs États-membres de l’UE et de l’OTAN. Au-delà des intérêts énergétiques et stratégiques, l’UE et l’OTAN ne réagissent pas au travail de sape continuel du président turc qui condamne partout, en permanence et de plus en plus violemment l’UE et l’Occident dans le but de rallier les pays africains et arabes musulmans ex-colonisés. Les pays de l’UE commettent une erreur en pratiquant un double standard qui les poussent à sanctionner et combattue militairement en la Russie en Ukraine, après avoir laissé la Turquie occuper impunément Chypre depuis 1974. L’UE commet une erreur diplomatique en émettant à l’endroit d’Ankara depuis 2002 des messages de faiblesse et faveurs jamais payées de retour. Alors que la Turquie néo-islamiste condamne toute ingérence occidentale sur son sol, elle pratique dans les banlieues islamiques d’Europe une ingérence de type subversive et menaçante qui consiste à inciter les « Musulmans » « victimes de l’islamophobie » européenne post-coloniale à se radicaliser et à ne pas s’intégrer. Ce genre d’ingérence, violemment dénoncé quand il vient de la Russie, est systématiquement sous-estimé, voire avalisé quand il s’agit du Qatar ou de son allié la Turquie. Or cette incitation à l’insurrection de facto des communautés turco-musulmanes d’Europe paranoïsées sous l’effet d’un embrigadement sur le sol européen qui pousse à la « désassimilation », est à la fois une violation du principe de non-ingérence que la Turquie réclame pourtant pour elle-même, et une véritable « bombe à retardement géocivilisationnelle ». En réalité, la promesse (certes jamais prise au sérieux par les chancelleries européennes) d’intégrer un jour la Turquie dans l’UE n’a pas contribué à améliorer les relations turco-européennes, bien au contraire. Car elle a été perçue à la fois insincère et comme une absence de franchise de la part des Européens, faute majeure en diplomatie face à des personnalités comme Erdogan qui ne respectent que les rapports de force.