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Paul B. Fenton, arabisant et hébraïsant, est directeur adjoint du département d’études arabes et hébraïques de
l’université Paris-Sorbonne, où il est professeur de langue et de littérature hébraïques. Spécialiste de la civilisation
juive en terre d’Islam, il est l’auteur de Moïse Ibn ‘Ezra, philosophe et poète andalou du XIIe siècle (1997), et Juda
Ibn Malka, La Consolation de l’expatrié spirituel (2007).
Cette interview fut initialement donné au Mensuel de l’Observatoire de l’islamisation en novembre 2011.
Vous venez de publier une importante somme historique, co-écrite avec l’historien David Littman, compilant des documents historiques (récits de voyages, documents diplomatiques, archives communautaires…) montrant que sur la longue durée, les Juifs du Maghreb ont subi des discriminations permanentes et des pogroms récurrents, ce du XIIeme siècle jusqu’à leur refuge en Israël au XXeme siècle. Comment a été reçu cet ouvrage dans les milieux universitaires et médiatiques ?
Paul B. Fenton : Je crois qu’il est trop tôt encore pour évaluer le réception de l’ouvrage en milieu universitaire. On m’informe que notre livre le « best-seller » produit cette année par les Presses Universitaires de la Sorbonne puisque la première édition est déjà épuisée et deuxième sous presse. Jusqu’ici les revues de presse ont été très positives en raison surtout de l’éclairage neuf é par nos documents édits qui portent un coup de grâce aux idées reçues sur la condition de tolérance dans laquelle auraient vécu les non musulmans sous le croissant. En effet, selon un des critiques notre ouvrage « pulvérise le mythe de la coexistence judéo-arabe ».
Jusqu’à quand remonte la présence Juive au Maghreb, et à partir de quand leur condition s’est-elle dégradée ?
PF: Selon toute vraisemblance des navigateurs judéens s’y seraient installés au cours du premier millénaire avant Jésus et surtout après la destruction du Second Temple de Jérusalem, à savoir sept siècles avant l’arrivée des Arabes au Maghreb au 8e siècle. Ils furent convertis de force et exterminés à l’époque des Almohades (1120-1230) qui fut sans doute la page la plus noire de leur histoire.
Le statut de la Dhimma, imposée aux non-musulmans en terre d’islam est présenté par beaucoup d’islamologues comme une « protection », et le paiement de la taxe spéciale de la jizya vue comme une contribution équilibrée par l’exemption des dhimmis à incorporer l’armée. Vivre sous ce régime, à partir du moment où on accepte de vivre en terre d’islam, est-ce vraiment un calvaire ? Y-a-t-il eut plusieurs moutures de Dhimma dans le monde musulman, des variantes plus ou moins contraignantes ?
PF: Tout d’abord il importe préciser ce que les sources islamiques entendent par le terme « protection ». Il ne s’agit aucunement d’une protection maternelle que prodigue l’islam pour repousser les menaces d’un ennemi externe. Il s’agit de protéger les dhimmis de l’extermination aux mains des musulmans eux mêmes! En effet, n’étant pas des polythéistes les Juifs et des chrétiens échappent sous certaines conditions contraignantes à la condamnation à mort, sort réservé inexorablement aux infidèles. Leur condition demeure néanmoins des plus précaires étant donné que cette « protection » peut être retirée à tout moment si un souverain ou un pacha décide opportun de considérer qu’il y a eu « rupture » du pacte de la part des Juifs et de déclarer licite leur sang. Sur ce point, il y a une constante dans toutes les contrées de l’islam. C’est un principe inaliénable du droit musulman. La seule commutation c’est lorsque la raison d’Etat l’emporte sur la raison religieuse, en clair l’utilité des Juifs. Mais cette raison peut être aussi à double tranchant
A lire les descriptions des quartiers juifs fermés, les *mellahs* , de Fez, Alger ou Marrakech, on est surpris par l’existence de murs fermant hermétiquement ces zones d’apartheid. Etaient-ils imposés ou voulus par les Juifs voulant se protéger des attaques ? – Quels-ont été les pogroms et pillages les plus marquants de l’histoire du Maghreb ?
PF: Je ne citerai que le cas de Fès pour servir de paradigme aux multiples tragédies qui ont marqué l’histoire des Juifs du Maghreb. Déjà au 10e siècle les Juifs de Fès furent totalement éliminés, six mille Juifs y furent massacrés lors du saccage de leur quartier en 1032, les al-Mohades vers 1165 ils subirent la conversion forcée, décimés en 1465 lors de la chute des Mérinides, menacés d’extermination en 1610 et 1621, leurs synagogues furent systématiquement démolies en 1646, le règne de terreur de Mouley Yazid 1790 entraîna leur expulsion et l’expropriation de leurs lieux de culte, en 1820 et 1822 le mellah fut pillé par la tribu des Oudaya, la belle Solika Hachuel fut martyrisée pour sa foi juive en 1834, cimetière fut exproprié par le sultan en 1877 et 1888, le mellah fut pillé en 1895, un Juif de nationalité américaine y fut brûlé vif en 1900 et enfin le tritel ou pogrome de Fès dont on commémore cette année le centenaire, provoqua la fuite des 12,000 juifs du mellah laissant plus de victimes que le pogrome de Kichinev survenu quelques années auparavant. Le tritel fut, sans conteste, un des plus grands cataclysmes du judaïsme en terre d’islam à l’aube des temps modernes.
Les Juifs ont-ils essayé de se rebeller à certaines occasions ?
PF: Impensable, la rébellion équivaut « rupture du pacte » et entraînerait l’extermination
Quels étaient leurs recours juridiques en cas de pillages, de meurtres ou de viols ?
PF: Aucun, tout simplement parce ce que le témoignage d’un Juif n’est pas valide dans les tribunaux musulmans.
Sous administration de l’Empire Ottoman, leur condition a-t-elle évoluée ? Vous séparez dans votre livre les évènements ayant eut lieu dans l’Algérie et le Maroc actuels. Y-a-t-il eu des spécificités propres aux villes d’Alger, de Fez ou de Marrakech dans le traitement réservé aux Juifs ?
PF: Pour faire simple disons que la législation partout fut identique, encore que dans les villes portuaires par définition plus ouvertes sur l’extérieur, on fermait les yeux sur certains écarts – par exemple les Juifs y portaient des babouches alors que dans les villes plus conservatrices de l’intérieur ils devaient marcher nu pieds. De surcroît, à Alger les Juifs eurent à subir particulièrement la sauvagerie de la soldatesque turque.
L’arrivée des colons européens a-t-elle permis d’alléger la condition des Juifs ?
PF: Bien entendu, progressivement du tout au tout. On note cependant une évolution entre la situation en Algérie, où souvent les colons ont exploité l’antijudaïsme des autochtones musulmans, et le cas du Maroc où l’action protectrice de l’Alliance était à l’œuvre.
Selon le théologien catholique progressiste Hans Kung, très impliqué dans le dialogue interreligieux, « la tolérance de l’islam face aux autres religions fut considérablement supérieure à celle du christianisme » écrit-il dans son dernier ouvrage Islam, histoire, présent, futur, la condition des Juifs fut donc pire dans la Chrétienté ?
PF: C’est une question complexe en raison de la diversité des situations au gré de considérations théologiques et sociologiques et ne peut certainement pas être résumée dans une boutade obtuse. On voit mal comment il peut y avoir de la tolérance au sein d’une religion dont la profession de foi absolutiste commence par : « Il n’y a pas d’autre dieu… » L’islam a aussi prêché vis-à-vis du judaïsme la théologie de la substitution et pour chaque horreur inventée par le christianisme on peut trouver son pendant dans islam. Si l’on n’a pas brûlé des Juifs pour sauver leur âme, la punition la plus répandue qui sanctionnait le délit réel ou imaginaire – le plus souvent l’insulte à l’islam – fut d’être brûlé vif.
Lors de l’exfiltration de nombreux Juifs marocains vers Israël dans les années 60, leur condition ne s’était-elle pas considérablement améliorée ?
PF: En plus du facteur religieux lié à l’avènement de la « délivrance », la mémoire collective historique du judaïsme marocain fit qu’ils ne pouvaient envisager de se trouver de nouveau sous la coupe de l’islam sans le « protectorat français ».
Combien de Juifs restent-il au Maroc et en Algérie ?
PF: Au milieu du vingtième siècle la diaspora du Maroc et de l’Algérie constituait la plus grande communauté juive du monde islamique soit 400 000 âmes. Aujourd’hui, il en reste une quantité négligeable qui s’élève à peine à quelques centaines pour le Maroc et zéro pour l’Algérie.
En septembre 2011 les autorités algériennes ont programmé des célébrations en hommage au docteur de l’islam Al-Maghâlî, dans le cadre de « Tlemcen capitale islamique de la culture », évènement de l’OCI. La vie de personnage, vénéré comme un saint homme par les sunnites, a été sublimée dans un film apologétique projeté lors de cet évènement. Est-ce un hommage mérité pour cette grande figure de l’islam ?
PF: Dans la présentation de son film documentaire sur ce personnage immonde le réalisateur Larbi Lekachel a déclaré qu’il n’a pas fait son film pour l’Algérie mais pour l’humanité ! A part le fait que la contribution intellectuelle à l’islam d’al-Maghili fut franchement nulle, il fut l’apôtre du fanatisme et de l’intolérance en raison de sa haine implacable vis-à-vis des non musulmans. Il fut jusqu’à l’aube du vingtième siècle le point de référence pour les « théologiens » les plus rétrogrades et fanatiques. Il n’est pas étonnant en constatant malheureusement l’orientation actuelle de l’islam et son virement vers des formes d’intégrisme les plus intolérantes, qu’une figure aussi abjecte qu’al-Maghili soit remise à l’honneur.